Le corps mal-entendu

un médecin atteint d'une maladie rare témoigne

 

édition Vie Chrétienne, nouvelle édition 2010

quelques extraits

 

 

Espérer le patient

 

L'annonce du handicap

 

Hommage

 

Comment ca va ??

 

Etre là aujourd'hui

 

Mes crampons pour la route

 

 

 

ESPERER LE PATIENT

 

Dans mon métier ma Foi en l’Autre et ma Foi en l’homme se vivaient en même temps, dans les mêmes expériences humaines. Ma foi en l'autre, était la certitude de sa dignité d’homme. Cette foi en lui m’aidait à l’espérer. Cette espérance est pour moi une des attitudes du respect face à la personne en grande détresse, en état de grande dépendance, en fait face à toute personne. Désirer l'autre c'est l'instaurer dans la vie, c'est rompre l'enfermement ou l'impossibilité d'une vie concevable, compte-tenu de l’apparente inhumanité de la situation.

 

Veiller à ce désir dans l'autre est un véritable travail d’une équipe de soins affrontée aux échecs répétés. L'a priori négatif, mal-veillant ou mal-soignant (mais le plus souvent inconscient) a été pour moi un lieu d'affrontement personnel. Comme médecin, responsable du service, je décidais des entrées avec la surveillante. Progressivement, j'ai pris conscience de l'importance du diagnostic donné avant même que le patient n'arrive. L’annonce qu'un patient arrivait en éveil de coma potentiel (ce qui ne signifiait en rien qu'il évoluerait réellement) ou pour suspicion d'un état végétatif (confirmation importante pour le patient et pour sa famille), nous enfermait dans le regard posé sur les potentialités évolutives. J'ai alors porté une attention particulière aux termes de l'annonce de l'arrivée d'un nouveau patient, pour éviter que, moi-même ou l’équipe ne limite d’emblée son investissement sur un patient plutôt que sur un autre.

 

Cela m'a confirmée dans le sentiment que pour qu'un malade progresse, il faut (mais ce n'est pas suffisant) que l'équipe soignante espère en lui. Mais où et comment trouver la source d'espérance pour ne pas regarder la personne dans le coma, (lorsque c’est la nième qui arrive), avec un a priori défavorable d’emblée, regard figé, acquis, déterminé ? Regards de soignants comme autant de regards d'espérance ou de découragement, de vie ou de mort, d'habitude ou de nouveauté, de savoir ou de méconnaissance, de possession ou de dé-maîtrise…

 

Que de regards de soignants - dont les miens - blessants ou mortifères !

 

Pour percevoir que la dégradation de la personne n’est pas le tout de ce qui se donne à voir, il faut se hasarder à une relation inscrite dans le temps. Oser croire en une évolution possible est une parole risquée qui ne doit pas altérer la lucidité vis-à-vis de la réalité, de l'acceptation de la situation et du pronostic, souvent très limité. La parole qui soigne a une dimension de l’ordre de la « parabole », qui ouvre une potentialité, un avenir possible… C’est une parole de « l’être là », de « l’être avec » sans présumer de l’évolution.

 

Les traumatismes crâniens graves peuvent évoluer vers la situation d’état végétatif c'est-à-dire quelqu’un sorti du coma, mais sans réaction en relation avec le milieu extérieur. La personne peut rester dans cet état de façon chronique, quelquefois de très longues années. Parfois, il y a une évolution et l’on peut percevoir des réactions, même minimes, le patient est dit être alors en état hypo ou pauci-relationnel. Une autre forme gravissime de l’évolution est celle du « locked-in syndrom » (fermé de l’intérieur). Le patient est conscient, mais ne peut communiquer que par le mouvement de ses yeux. Aucun autre geste n’est possible. Sur le plan respiratoire, beaucoup de ces patients ont une trachéotomie, car ils s’encombrent facilement, mais ils ne dépendent pas d’une machine, d’un respirateur. A terme, soit ils sont repris à domicile avec des soins de confort permanents, soit ils vont en service de long séjour, quel que soit leur âge.

 

Marie avait fait un arrêt cardiaque dans les suites d'une anesthésie pour césarienne. Elle était jeune et nous nous sommes obstinés. Certains membres de l'équipe l'avaient vu tourner la tête à l'appel, il fallait continuer, essayer de continuer. Marie n'est jamais allée plus loin… Elle a quitté le service pour un accueil en long séjour. Elle est restée quatorze ans dans cet état entre la vie et la mort, apparemment absente de toute relation avec le monde extérieur.

 

Emmanuel, lui, est rentré dans le service plusieurs mois après son accident, survenu quelques semaines après son mariage. Sa chambre est décorée des souvenirs de son mariage, sur la table de nuit les albums photos.

Claire, sa jeune femme a repris son travail. Son mari est revenu chez elle, chez eux. Une présence permanente est organisée auprès de Emmanuel par des tierces personnes.

La présence d’Emmanuel est infime, il tourne parfois la tête, se calme quand Claire, son épouse, lui parle. Si elle est inquiète, triste ou particulièrement heureuse, elle sent bien qu’Emmanuel n'est pas comme d'habitude. Elle me parle de lui, elle lui parle, elle parle avec lui et le met en situation de répondre. Il répond à sa manière, d’un presque rien. Tout est dans le presque.

Emmanuel est là, présent, détenteur du mystère de sa vie, réduite pour nous au minimum de la vie humaine. Pour Claire, Emmanuel est présent, pas comme les autres, mais il a gardé sa place d'homme et d'époux.

 

L’arrivée d’Etienne est restée gravée dans ma mémoire. Il est totalement dépendant, dans les suites d'un accident. Ses quatre membres sont paralysés, rétractés, escarrés, trop douloureux. Seul son œil droit peut bouger, rien d'autre.

Etienne a un diagnostic d'état végétatif. Pourtant en l'examinant, je sens qu'il y a plus. J'essaie de communiquer avec lui. Sur ma proposition lente, épelante, chapelonnante, tâtonnante, impatiente, je lui propose lettre après lettre l'alphabet, griffonné rapidement sur une feuille. Il doit lever l’œil droit vers le haut pour choisir une lettre. Je fais défiler toutes les lettres à chaque fois et deux mots s’écrivent par ses yeux. Il exprime son premier message depuis l'accident et me demande « pourquoi moi ? »

Impossible réponse, j’ai la gorge serrée et je m’interdis de pleurer. J'essaie maladroitement de lui manifester que j'entends sa question et bien au-delà. Pourquoi depuis des mois, depuis l'accident, Etienne es-tu dans cet état, comprenant tout ce que l'on dit, mais dans l'incapacité de manifester ta conscience, ta réponse, ton désir, ton existence ? Pourquoi tant de questions, de souffrances, où impuissante et désarmée, je ne peux qu'être là, à côté de toi, témoin que tu n'es pas seul à te battre, compagnon de route, marchant avec et à côté de toi, toi qui ne marche plus avec tes jambes mais avec ton œil droit qui pilote…

Toute l'équipe a espéré Etienne, l'a accompagné pendant presque deux ans jusqu'à ce qu'il meure une semaine avant sa mise en fauteuil électrique, après sept interventions chirurgicales. Etienne a vécu parmi nous, nous avons vécu avec lui.

Tout le service était à ses obsèques, une rose à la main.

 

Ce qui restait fondamental pour moi, c'était cette détermination à repérer et discerner le moindre signe d'éveil, même s’il restait réduit à une constatation ponctuelle, transitoire, non reproductible. Pourquoi cette lutte, peut-être par une recherche personnelle de l'essentiel, de la manifestation de la vie quelle que soit la présentation apparente de non-vie relationnelle ? Pour moi, une école fascinante, dure, aride, déroutante, souvent décourageante mais où l'enjeu était la reconnaissance de l'autre comme sujet, quel que soit son état.

 

 

 

 

LA DIGNITÉ INCONDITIONNELLE

 

Le corps est le lieu de l’affrontement d'une réalité physique, sans échappatoire pour le soignant. C'est dans la dureté de cette réalité que se trouvent les mots communs de handicap, déchéance, sénilité, démence, défiguration, inhumanité. Ces mots, je pouvais les entendre et les comprendre, je n'ai jamais pu accepter celui de « légume ou de plante verte...» comme si l'identité du patient tombait dans l'appartenance au végétal !

Ce face à face avec le corps de l’autre, traumatisé, abîmé, détruit, déformé, détérioré, défiguré, déshumanisé, nous fait mal et nous touche. C'est l’image et la représentation de ce que je suis qui sont en péril dans ce type de soins, surtout pour les soignants affrontés au corps à corps de la toilette, des soins d’escarres, des changes, des poses des « gavages » (quel terme dégradant pour dire que l’on alimente le patient !) des trachéotomies ou des aspirations trachéales. Des soins tous très difficiles à assumer humainement pour les soignants.

Le corps qui se donne à voir, directement accessible à mes yeux (je vois donc je crois) vient toucher ma représentation visuelle du corps humain, la figure d'homme à laquelle je me réfère, et implicitement celle de mon propre corps. L'expression « il n'a plus figure humaine » traduit bien la difficulté de pouvoir reconnaître dans l'autre quelqu'un qui ne me ressemble plus, qui n'a plus de trait commun avec la communauté humaine, dont, moi, je fais partie.

 

Je me rappelle de Daniel D... qui a présenté une rupture d'anévrisme avec coma. Les suites post-opératoires sont compliquées et Daniel nous est adressé alors qu'il est encore dans le coma. Il ne présente aucun signe de communication, il n'évoluera pas. Il crie, ou plus précisément, il hurle à la mort de façon permanente. Il a des escarres et ses membres sont recroquevillés, repliés. Il se présente avec un visage totalement déformé, le menton luxé vient se confondre avec son nez. Il est réellement difficile de soutenir son regard, seul élément qui n'a pas été déformé, dans ce visage n'ayant plus tête humaine.

Il était, pour toute l'équipe, dur de s'occuper, de prendre soin de Daniel D, compte tenu de l'importance de la déformation de son visage et de son corps. La relation avec lui a été compliquée par le fait qu'il ne parlait pas, et que seuls ses cris, insupportables, continus, sans interruption nous interpellaient suffisamment pour nous rappeler qu'il était pourtant encore des nôtres. C'est sa fille de onze ans, qui m'a beaucoup aidée. Nous étions à la veille des fêtes de Noël et elle n'avait pas encore revu son père depuis l'intervention. Elle attendait avec impatience de pouvoir le revoir. J’ai discuté avec elle avant qu'elle n’aille dans sa chambre, elle savait bien comment il était. Elle n’a pas souhaité ma présence. Elle a voulu y aller seule, avec sa mère. C'était une histoire de famille.

Pourtant au bout du couloir, elle est revenue en courant vers moi pour m'embrasser. Puis elle est repartie avec sa mère pour aller voir son père.

Elle retrouvait ses parents, revoyait celui qui était son père et elle lui redonnait cette dignité que nous, soignants, sans lien affectif avec lui, nous avions tant de mal à reconnaître au quotidien. Son père, même défiguré, restait son père et c'est dans sa filiation qu'elle le reconnaissait, en s'adressant à lui pour lui dire « tu es mon papa ».

 

Cette petite fille m'a enseigné combien la présence d’un autre est liée à notre reconnaissance de son existence et de sa présence. Peut-on exister si personne ne nous reconnaît ? Elle m'a appris à ne pas en rester à l'apparence, à ne pas réduire l'autre à ce qu’il me donne à voir de lui-même. J'ai réalisé combien à partir du corps visible, le soignant (comme quiconque) élabore une représentation psychique et sociale de ce qu'il voit, de ce qui lui est perceptible.

 

L'autre est autre, même défiguré, mais pour moi, nous partageons la même dignité d'homme.

 

Cette attitude de respect ne s'imposait pas d'elle-même en toutes circonstances. Mes fragilités, mon histoire, mes difficultés personnelles, venaient faire obstacle à mon idéal et affrontaient mon désir d'être en justesse avec l'autre. Un travail intérieur à accomplir, jamais terminé face à l'autre, différent.

 

 

L'ANNONCE DU HANDICAP

 

 

Lorsque le patient arrivait dans le service, l'entourage avait compris la gravité de l'accident aigu, traumatique. Il avait eu peur de la mort, le pronostic vital était maintenant écarté, tout allait pouvoir re-devenir comme avant. Le plus souvent, les parents espéraient tout de l'équipe de rééducation, et vivaient l'attente d'une récupération complète. Ils notaient les progrès, les capacités retrouvées, le nécessaire bienfait de leur présence. Ils ne réalisaient pas encore la gravité du pronostic fonctionnel. Très tôt j’affrontais cette réalité avec eux.

 

Au début, nous étions comme deux mondes incapables de communiquer : l'un voulait croire en une récupération complète, l'autre voulait vainement évoquer l'importance du déficit à venir. Nous étions comme avec deux langues étrangères.

 

Je me souviens de Lian, un jeune Chinois, venu dans le service pour une amnésie (perte de mémoire) post-traumatique. Dans l’accident, sa mère, sa sœur et sa femme étaient décédées. C’est lui qui conduisait. Personne n’avait osé lui dire la vérité. J’ai proposé à son père et son frère de voir Lian avec eux pour lui raconter l’accident et lui apprendre les décès de ses proches. J’ai commencé à prendre la parole et à dire à Lian que nous avions des nouvelles difficiles à lui annoncer. Alors, étonnamment, son père et son frère ont pris spontanément le relais de la parole, dans leur langue, avec leurs mots, avec leur tendresse. Je suis sortie du bureau, je n’ai jamais su ce qu’ils s’étaient réellement dits. Lian a retrouvé rapidement sa mémoire. J’avais simplement contribué à ouvrir l’espace d’une parole possible.

 

Je savais que ce moment d'annonce était fondamental pour le positionnement de la famille et la dynamique à venir. Pour les patients en éveil de coma, l'annonce se faisait à l’entourage proche, souvent aux parents du blessé ou à son conjoint. Habituellement, je partais des interrogations concernant le temps de séjour dans le service pour aborder cette question redoutée et redoutable de l'évolution. La durée oui, mais pour quel résultat attendu ? Je tentais de choisir les mots qui convenaient le mieux pour évoquer la situation. Je répondais aux questions, rarement spontanées. Le plus dur pour mes interlocuteurs était certes le choc secondaire au pronostic défavorable évoqué, mais peut-être encore plus l'incertitude de mes réponses. Non seulement je faisais comprendre que l'on ne pouvait pas tout redonner au patient mais, en plus, je ne savais même pas ce que l'on pouvait lui donner. L’agressivité, l'impossibilité de croire et la mise en doute de ce que je disais, s’entrelaçaient.

En effet, l'évolution de chaque patient était parfois surprenante, très longue, sur des mois, des années. Face à l'inconnu, la famille qui prenait conscience de l'impossibilité de « re-devenir comme avant » voulait « savoir ». Elle comparait avec d'autres malades, interrogeait, récupérait toutes les informations, n’importe lesquelles.

 

Mon expérience même fondamentale ne me donnait pas un savoir sur l’évolution d’un malade particulier, auquel il fallait dans le même temps annoncer le pronostic le plus probable, mais aussi laisser une porte ouverte, un espace d’inconnu, qui n’appartient pas à la science : celui de l’Espérance. Un pronostic sans espoir possible, quel qu’il soit, est mortifère. Il faut laisser au patient et à son entourage un espace de « non-savoir » médical, pour qu'il puisse se reconstruire, trouver en lui des ressources pour affronter la réalité du présent. Nous avions gardé Alain durant deux ans et nous n'avions constaté qu'un geste isolé du pouce… Il m'envoie, dix ans après, ses vœux tapés à l'ordinateur. Il m'a appris à ne jamais être certaine du pronostic, à ne plus affirmer le handicap comme résolument définitif, sans aucun espoir de récupération. Il m'a fallu de longues années pour comprendre.

 

Cela n’empêche pas d’être dans la vérité même la plus douloureuse.

 

Jeune médecin, je pensais qu'il fallait dire la vérité, toute la vérité, ou plus justement approcher au plus près de la vérité, fondée et étayée par mon expérience et les arguments médicaux. Je sais maintenant que j'allais trop vite dans ce travail d'annonce. Je voulais trop vite affronter la réalité du handicap. J'anticipais trop souvent les questions, au risque d'engendrer une réaction de refus, de déni, de fuite.

 

Je crois que j'étais tentée par un « acharnement de vérité ». Le risque de dénier la réalité insupportable des séquelles me conduisait à tout faire pour que la famille comprenne toute la gravité de l'avenir. Or il fallait du temps, beaucoup de temps pour entendre, comprendre, saisir et s'affronter à l'inacceptable...

 

Le rôle du médecin est un rôle clé entre la famille et l'équipe. Mes objectifs à ce moment-là étaient nombreux : préparer la famille puis le patient lui-même à l'existence de séquelles, impensables pour eux initialement ; les accompagner dans leur souffrance et le travail nécessaire pour continuer à se battre ; « nommer » le handicap et la réalité pour limiter l'imaginaire d'une récupération toujours décevante puisque impossible ; permettre le positionnement le plus juste possible entre le blessé, son entourage et l'équipe de soins. Il n'y avait pas d'annonce type. Elle était toujours unique, adaptée au blessé et à la famille.

 

Pour tout cela, il me fallait reprendre, répéter, reformuler, tâtonner, ajuster, redire avec d'autres mots. Il me fallait, à moi aussi, du temps, beaucoup de temps. Il me fallait des mots, mais pas trop de mots. Il me fallait du recul, mais pas trop, de la proximité, suffisamment mais pas trop,

 

 

de l'amour beaucoup,

 

jamais trop.

 

 

ALORS, COMMENT ÇA VA  ?

 

Drôle de question quand vous avez une maladie de tout le temps (chronique, quoi). On me pose souvent la question, on attend rarement la réponse… Est-ce que ça va bien, très bien, un peu, pas du tout, un peu moins bien qu'hier ou un peu plus que demain  ?

En fait, on me pose plus souvent la question sous la forme : tu vas bien aujourd'hui  ? Là, pas d'hésitation, la réponse est oui. Si vous faites un peu attention, la manière dont on pose la question laisse présager de la réponse que votre interlocuteur souhaite entendre. Et celui qui a un peu l'habitude d'entendre cette question, qui ne veut rien dire, saura donner la réponse attendue.

C'est encore plus facile si l'on vous fait la remarque suivante « tu as l'air vraiment en forme » ou bien « tu as une bonne tête », ou, au téléphone : « tu as une bonne voix ! ». Proposition fermée d'une intolérable réponse supposée libre et ouverte. Mais impossible, la réponse est impossible. On vous impose la réponse avant d'avoir posé la question !

Et puis qu'est-ce qui va  ? Moi, je, ma santé, mon moral  ? La réponse est bien plus compliquée et subtile : ce n'est pas du tout ou rien. Je peux aller bien et vivre un passage difficile, je peux aller mal et venir de vivre une grande joie, l'un et l'autre des sentiments peuvent venir m'habiter, cohabiter. L'un et l'autre ne s'excluent pas, comme pour tout le monde. Et puis, historiquement, l’expression « ça va » était pour demander, d’une manière détournée, si la personne était bien allée à la selle…

 

Alors la réponse impérativement attendue brève à la question du « ça va », devient trop complexe pour faire percevoir les nuances qui sont ressenties et qui font que je ne vais ni bien ni mal, mais plutôt comme si ou comme ça ! C'est comme les nuances des couleurs. Voilà, j'ai trouvé, je vais chromatiquement bien !

 

Je vais, je marche, je me bats, je souffre, je vis, alors « ça va », non  ?

 

 

HOMMAGE

 

Merci à vous

Hommes et femmes,

Celle qui fut mon premier médecin et est décédée si vite, tous ses malades l’ont pleurée.

Celui qui m’a opérée et qui passait le soir pour me redonner du courage.

 

Celui qui a décidé que je ne reprendrais plus mon travail. Savait-il ce qu’il m’enlevait ?

 

Celui qui n’a plus répondu à mes courriers parce qu’il ne savait plus quoi me proposer pour me soulager.

 

Celui qui s’est déplacé à minuit parce que j’étais aux urgences.

 

Celui qui m’a dit « le pronostic c’est déstabilisant pour le médecin » (surtout quand il ne se confirme pas !).

 

Celui que je pouvais appeler simplement pour dire que j’étais mal.

 

Celui qui m’a séduite.

 

Celui qui m’a dit ses limites, ne se sentant plus d’assurer les manifestations de la maladie et son vécu. Il m’a envoyé vers un psy et je l’en remercie.

 

Celui qui m’a promis de me soulager, de tout essayer, et que je n’ai jamais revu.

 

Celui qui m’a fait une perfusion de placebo pour voir si j’avais vraiment mal,

 

Celui qui l’a engueulé, mais que cela arrangeait bien que quelqu’un ait eu l’audace d’essayer !

 

Celui qui m’a donné un rendez-vous urgent pour… dans quatre mois.

 

Celui qui doit m’appeler demain pour me donner sa décision, il n’a jamais rappelé.

 

Celui en qui j’ai eu confiance.

 

Celui qui m’aide, par l’écoute, à trouver la vie, ma vie.

 

Celui qui m’a dit ses craintes, les mêmes que les miennes, tout en m’affirmant, « je ne suis pas là pour te rassurer mais pour être avec toi si ça se complique ». Ça c’était bon.

 

Celui qui ne m’a pas laissé le choix et m’a pris en « otage » par son pouvoir de soignant.

 

Celui qui m’a dit « Ah si vous vous appeliez Abdelkader plutôt que d’être médecin et chef de service, ça me faciliterait la vie !». Comprenne qui pourra !

 

Celui qui m’a fait calculer l’indice de ma qualité de vie devant la clique de ses étudiants. Il ne l’a pas trouvé bon. Il est parti, debout, en me tournant le dos, sans un mot. Je suis restée, couchée, figée, muette.

 

Celui qui a pu me dire « je ne sais pas ».

 

Celui qui, aux urgences, m’a affirmé « quoi qu’il arrive vous sonnez et quelqu’un sera là, vous n’êtes pas seule ». Merci.

 

Celui qui m’a mis la main sur l’épaule, cela fait trente ans, lors de l’accident de ma mère, je la sens encore.

 

Celui qui m’a dit « que j’allais mourir » bientôt. Il ne s’en souvient pas.

 

Ceux qui ont cru que l’on pouvait tout me dire parce que j’étais médecin.

 

Celui qui m’a dit la veille d’une des premières interventions « si vous avez aussi peur et que vous le dites à votre chirurgien, il va vous rater ! ».

 

Celui qui n’a pas tenu parole.

 

Celui qui venait me confier dans la prière son intervention du lendemain.

 

Celles et ceux qui m’aident au long cours.

 

 

Celui qui croit tout savoir et ne se remet jamais en question.

Celui qui croit écouter et n’entend rien.

Celui qui parle et celui qui se tait.

Celui en qui l’on a confiance.

Celui que l’on met en doute.

 

Tous ceux là, ce sont eux,

Mais c’est aussi moi, ce que j’ai été et suis encore.

Des soignants qui tâtonnent, cherchent comment prendre soin de l’autre,

En marche comme ils peuvent, avec ce qu’ils sont,

Leurs grandeurs et leurs faiblesses,

Leur humanité.

 

 

ETRE LA, AUJOURD’HUI

 

N'attendez pas, il y a urgence  !

 

C'est maintenant aujourd'hui que j’ai besoin des autres. Oh pas des choses compliquées, et pas une présence de tous les instants, simplement des petits signes, manifestés, entre nous.

 

J'ose croire, - c'est très présomptueux de ma part - que vous trouverez le temps pour vous libérer et être présents à mes obsèques. C’est toujours étonnant de voir combien on est capable de se mobiliser pour l’enterrement de quelqu’un, même éloigné. J'en suis heureuse et vous en remercie… Mais avouez que cela ne me sera plus d'une grande aide  !

 

Alors pourquoi tous ces efforts lorsque l'un de nous disparaît. Est-ce pour celui qui est mort ou pour nous ?

 

C'est vrai que l’autre ne nous menace plus maintenant qu'il est mort. Et il faut bien l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure de mort, n'ayant pas pu ou su le faire jusqu'au bout de sa demeure de vie. Nous sommes tous, et moi en premier, coupable de n’avoir pas su comment être présent, ou de n’avoir pas pris le temps, avec des amis, des proches…

 

Ne passons pas sans pousser la porte, prenons notre courage à deux mains et parlons, de la vie, de la mort, mais parlons ou manifestons-nous. Soyons-là simplement, maintenant.

 

 

MES CRAMPONS POUR LA ROUTE

 

Deux crampons m’aident depuis très longtemps à marcher, grimper, crapahuter. Ils n’ont jamais fini de se construire, s’articuler, s’ordonner l’un à l’autre. Ce sont ma Foi et la Parole.

 

Ma Foi parce que la maladie me confronte à l’essentiel. J’avais, comme médecin, beaucoup travaillé et expérimenté l’image et la représentation que l’on se fait de Dieu. Combien de fois ai-je entendu les malades ou les familles me dire : « je faisais mal, j’avais tort, alors c’est le « bon-Dieu » qui nous a envoyé l’accident… ou plus interrogativement «mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour que cela m’arrive ?… » Ce « bon-Dieu » que l’on se représente comme un dieu de puissance, un dieu de donnant-donnant, un dieu qui met à l’épreuve, qui nous teste, nous fait payer… ce n’est pas le Dieu auquel je crois.

 

Mon expérience de la maladie vient me confirmer intimement que ce Dieu n’est pas Celui que je connais et qui m’aime, me respecte, me libère, me fait vivre. Dieu ne peut pas vouloir ma maladie et les conséquences qu’elle a eues dans ma vie. Ce dont je suis certaine, c’est que le Dieu en qui je crois, pleure avec moi, se bat avec moi, espère avec moi. Il est avec moi et m’invite à chercher et trouver comment l’événement de la maladie peut être une expérience où la vie se manifeste, même dans son enchevêtrement avec la mort.

 

Le Dieu en qui je crois est Celui qui a invité son Fils à « quitter la maison » pour venir « au pays des hommes », pour nous rejoindre tous, pour me rejoindre, moi. Il vient me prendre par la main pour me dire que la mort n’est pas le dernier mot, ici et au-delà. C’est l’expérience de Pâques. Et ce passage, j’ai souvent à le re-vivre, à le re-franchir, à y croire de nouveau, comme si c’était la première fois. Le Christ est pour moi la manifestation de la vie au cœur même de l’expérience de la souffrance et de la mort. C’est comme ça, j’y crois et c’est peut-être la seule certitude qui me permet de continuer à vivre et à me battre, de chercher. Encore.

 

Mon second crampon est celui de la parole.

 

Elle peut être facétieuse, drôle, humoristique, belle ou mémorable. Elle est donnée, reprise, coupée, sacrée, échangée, symbolique, impossible ou interdite. Elle peut arriver en flots, comme un moulin, hachée, bégayante, chaque mot prenant le temps de se trouver et de se dire. Elle est le meilleur et le pire, elle sait dire l’amour comme elle peut crier la haine, elle sait être tendre comme elle peut blesser, elle est vérité ou mensonge, elle est émouvante ou froide comme le marbre.

 

Mais la parole est avant tout pour moi la porte ouverte sur le chemin de soi et des autres. La parole, la vraie, permet de prendre le temps de naître à soi-même et donc aux autres. C’est trouver la capacité de mettre des mots sur la souffrance ou sur la joie, sur ce qui est vécu, en vérité. La parole permet de nommer, et de sortir de la confusion.

 

C’est découvrir que le présent se conjugue avec le passé, sans s’y enfermer ni s’y réduire. Oser la parole c’est prendre le risque de ne pas savoir où elle nous emmène, avec la certitude que c’est toujours vers un plus. Prendre la parole c’est prendre cette part de responsabilité pour chercher la vie et la liberté au cœur de l’événement qui m’accable et semble me tuer.

 

Je suis probablement sensible à la parole, parce que ma mère l’a perdue voilà trente ans.

 

« Prendre la parole » est un risque. La parole est parfois impossible, et il faut alors accepter de s’en tenir à « prendre le silence », à la condition qu’il soit entendu, reconnu. Pour moi, la vraie parole ne peut être que celle qui est entendue par un autre, un autre qui m’espère.

 

Oser dire la maladie ou la souffrance n’est pas s’y enfermer, bien au contraire. Dire, c’est ouvrir la porte au regard d’un autre, c’est savoir aussi que je ne suis pas seule dans le combat et qu’un autre en est le témoin. Dire c’est accepter la survenue d’un chemin imprévu, c’est croire en l’efficacité de la parole confiée et échangée.

 

Dire c’est le lien de la fraternité, de l’amitié, de la solidarité.

 

C’est s’ouvrir à une Espérance qui me dépasse et que je ne connais pas encore…

 

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